X

 

Des jours, des semaines ont passé, et la douloureuse situation reste la même entre Mme Bernard et Armand.

En apparence, ils ont fait la paix. La seconde fois qu’elle l’a vu revenir vers elle, les bras ouverts, elle n’a pas eu le cœur de le repousser. Ils se donnent le baiser du matin et du soir. Mais, pour l’un comme pour l’autre, ce baiser est maintenant un supplice. Elle ne peut se défendre d’un frisson de répugnance au contact des lèvres de son fils, pourtant si fraîches sous la barbe légère. Elle croit y trouver, elle y trouve le goût des caresses de « l’autre », de cette femme qu’elle hait tant. Parfois, elle a besoin de se contenir pour ne pas s’essuyer la figure. Quant à lui, lorsqu’il embrasse sa mère, il ne sent plus la bonne et cordiale chaleur d’autrefois sur ce pâle visage, sur cette joue insensible qu’on lui présente d’un air contraint, presque résigné.

Mme Bernard ne parle plus à son fils de sa liaison. Elle ne prononce jamais le nom d’Henriette. Pourquoi ? Par pudeur de femme, par fierté maternelle ? Par politique aussi, peut-être. Elle craint d’irriter le jeune homme, d’augmenter encore la désunion qui s’est mise entre eux ; elle estime plus sage de se taire, de prendre patience. Elle ne lui parle jamais de ses amours ; mais il devine, il sait qu’elle ne pense qu’à cela, qu’elle y pense sans cesse, et dans les moindres paroles de sa mère il soupçonne un double sens, une allusion, croit découvrir une plainte ou une ironie.

Un moment est surtout pénible. C’est le soir, après le dîner, à cette même heure où ils ont eu leur première explication. Mme Bernard s’assied à son éternelle tapisserie, et, sans lever les yeux de son ouvrage, elle dit à Armand d’une voix étouffée, où il y a de la crainte et de la prière :

– Tu sors ?...

Le plus souvent, il répond doucement :

– Non, maman.

Car il a espacé ses rendez-vous avec Henriette. Oui, il a eu ce courage. Il a donné pour raison à son humble amie, qui consent à tout, accepte tout, les études de droit négligées depuis quelque temps à cause d’elle, un examen à préparer. Mais Mme Bernard semble ne savoir aucun gré à son fils de cette concession, qu’il juge héroïque cependant, et elle a l’air de trouver tout simple qu’il reste au logis.

D’ailleurs, ils n’ont plus rien à se dire, ils échangent des paroles quelconques sur des choses insignifiantes. C’est un effort, une peine même, que cet entretien d’où la confiance est bannie.

Au bout d’une demi-heure, Armand finit par dire :

– Adieu, maman, je vais travailler.

Elle lui tend sa joue de marbre, et il se retire, plein d’ennui, dans sa chambre.

Mais, comme Henriette est occupée tout le jour chez Paméla, il ne peut la voir que dans la soirée ; et, bien des fois, à la redoutable question : « Tu sors ? » il est obligé de répondre : « Oui ». Sa mère pousse alors un soupir qui le crucifie, et il s’en va sachant qu’il la laisse solitaire et désolée, et s’accusant d’être un mauvais fils.

Le pauvre enfant n’était qu’un amoureux. Dès qu’il arrivait au rendez-vous, dès qu’il apercevait Henriette accourant vers lui sous les arcades et souriant de loin, – ah ! il faut bien le dire, – tout était oublié. Il ne vivait plus que pour les heures adorables qu’il passait auprès de sa jeune amie. Tout d’abord, pour ne pas l’inquiéter, il ne lui avait rien dit de son dissentiment avec sa mère. Mais deux amants vraiment épris peuvent-ils garder longtemps un secret l’un pour l’autre ? Un jour qu’Armand avait le cœur trop gros, il confia tout à Henriette.

Elle fut consternée. Entre elle et Mme Bernard la lutte lui semblait trop inégale. Elle se rappelait avec terreur cette mère imposante, cette belle dame aux yeux sévères, qu’elle avait offensée, après tout, et qui devait avoir tant de moyens de ramener son fils à l’obéissance et de la vaincre, elle, la pauvre petite. Certes, Armand protestait de sa constance, lui jurait de l’aimer toujours, malgré tous les obstacles. Néanmoins, il ne parlait jamais de sa mère qu’avec une grande tendresse, un respect profond. Elle aurait toujours sur lui beaucoup d’influence, finirait, un jour ou l’autre, par le décider à une rupture. À cette pensée, Henriette se sentait mourir. Ne plus voir Armand ! le perdre ! Mais ce serait, pour elle, comme si on éteignait le soleil !

Cependant elle cachait ses craintes, s’efforçait de ne jamais montrer à son amant qu’un visage joyeux. Puis, il était si bon, si aimant. Peu à peu, elle se rassura. Enfin, une épreuve décisive – l’absence – lui permit de mesurer l’étendue de son pouvoir sur le cœur d’Armand.

On était au commencement du mois d’août. L’étudiant venait de subir avec succès son deuxième examen de droit, et l’époque était venue où Mme Bernard des Vignes et son fils devaient, comme tous les ans, aller passer trois mois aux Trembleaux, propriété considérable qu’ils possédaient dans la Mayenne.

Les deux femmes attendaient avec anxiété l’heure de cette séparation. C’était pour la mère un motif d’espérance, pour la maîtresse un sujet d’inquiétude.

– S’il l’oubliait ? songeait l’une, dans une minute de sombre joie.

– S’il m’oubliait ? se disait l’autre, le cœur soudain gonflé d’un sanglot.

Armand avait doucement préparé Henriette à ce départ. C’était aussi cruel, aussi dur pour lui que pour sa maîtresse de renoncer aux haltes délicieuses dans le réduit d’amour, aux chères promenades à deux dans l’hospitalière bonté des nuits d’étoiles. Et comme il serait long, cet exil ! Mais le fils soumis ne pouvait se dispenser d’accompagner sa mère, et, après une soirée d’adieux où furent échangées d’ardentes promesses et versées de bien douces larmes, il dut partir.

Oh ! comme elle s’ennuie, comme elle est triste, la pauvre Henriette, dans ce Paris sec et brûlé de la canicule, aux rues presque vides, aux maisons muettes et aveugles ! Qu’elle est monotone, qu’elle est fastidieuse, cette interminable journée de travail dans l’atelier à l’atmosphère de bain russe, où les ouvrières en sueur chantonnent ensemble, à demi-voix, une bête et traînarde romance de café-concert ! Aujourd’hui pourtant, la grisette n’a plus hâte de s’en aller, après le repas du soir. Personne ne l’attend sous les arcades. Où donc est son « chéri », à présent ? Que fait-il ? Pense-t-il à elle ? Pour regagner sa demeure, elle prend encore par le plus long, par le chemin qu’elle suivait au bras d’Armand, par leur chemin. Mais il a perdu tout son charme. Elle les trouvait si beaux, naguère, dans le soleil couchant, le décor triomphal de la place de la Concorde, le grand fleuve coulant sous le pont monumental, la vaste esplanade dominée par le gigantesque casque d’or des Invalides ! Ce n’est plus qu’une fatigue pour elle, maintenant, ce long chemin à faire.

À la nuit tombante, elle passe devant la maison où elle a vécu les seules belles heures de son existence. Elle s’arrête un instant, lève les yeux sur les volets fermés de leur chambre. Ah ! les âmes du Purgatoire doivent avoir ce regard-là devant la porte close du Paradis ! Il lui semble qu’il y a une éternité qu’Armand est parti, et cependant – oui, elle compte sur ses doigts – cela fait seulement huit jours. Quand remonteront-ils encore tous deux, en s’embrassant, l’escalier obscur ? Quand s’enfermeront-ils à double tour dans « la chambre de l’officier supérieur », comme le disait Armand par plaisanterie, en répétant le mot de la logeuse ? Quand reverra-t-elle le meuble de velours rouge, revêtu d’ornements au crochet, et le Galilée de la pendule qui indique une sphère terrestre de son doigt de zinc doré ? Quand reconnaîtra-t-elle, sur la muraille, dans leurs cadres piqués des mouches, la Veille d’Austerlitz et les Adieux de Fontainebleau ?

Puis, comme les becs de gaz s’allument, elle se remet en marche. Parfois, un jeune lieutenant en bourgeois, qui vient du côté de l’École militaire et descend dans Paris en quête d’amour, ralentit le pas en croisant cette gentille Parisienne ; mais, quand il voit ses yeux si tristes, il passe outre, sans tenter l’aventure. Et Henriette continue son chemin par les avenues désertes, où le souffle chaud du vent d’orage fait courir et voltiger autour d’elle les premières feuilles sèches, les feuilles mortes si mélancoliques du précoce automne de Paris.

Elle s’étiolerait, elle finirait par tomber malade de chagrin, si, toutes les semaines, elle ne recevait une lettre d’Armand. Il ne peut la lui adresser chez elle, à cause de la vieille tante. Mais, chaque dimanche, Henriette, qui est libre ce jour-là, court chercher sa lettre, sa chère lettre, à la poste restante, devant le Petit-Luxembourg, et va bien vite la lire dans le jardin. Ah ! les calicots endimanchés qui se promènent de ce côté-là peuvent se montrer en riant cette jolie fille, absorbée dans sa lecture. Henriette se soucie bien d’eux ! Marchant lentement sous les marronniers à demi dépouillés, le long des terrasses florentines, devant des reines de marbre, elle lit, elle relit vingt fois les quatre pages où l’absent bien aimé a répandu toutes ses tendresses. C’est son soutien, son viatique, à la pauvre fille, cette lettre dont chaque mot lui caresse le cœur. Elle la gardera dans son corset toute la semaine, et la relira, chaque soir, avant de s’endormir.

La grosse affaire, par exemple, c’est de répondre. Du Luxembourg, Henriette retourne chez elle, et, dans l’après-midi, pendant que la tante est aux vêpres, elle s’installe sur un coin de la table à manger, dispose le papier, la petite bouteille d’encre, choisit une plume neuve, la mouille entre ses lèvres, puis tombe dans une rêverie et ne sait que dire. Elle n’a plus tant de honte, à présent, de sa grosse écriture et de ses fautes d’orthographe. Armand lui a dit tant de fois qu’il les aimait, qu’il aimait tout ce qui venait d’elle ! Mais, comme lui, elle ne saura jamais inventer ces jolis mots, ces mignonnes façons de dire : « Je t’aime ! » Aussi les premières lignes de sa réponse sont toujours maladroites, embarrassées. Mais bientôt elle se laisse entraîner par son sentiment, elle écrit à son amoureux comme s’il était là, comme si elle lui parlait ; et alors, au hasard de la plume, sans s’en douter, elle rencontre de saisissantes images, de charmantes trouvailles de style. Ainsi, – un jour qu’elle veut rassurer Armand, qui, presque jaloux dans son exil, lui a demandé avec inquiétude : « Es-tu vraiment bien à moi ? » – elle répond, éloquente de passion : « Je suis à toi, mon bien-aimé, comme un couteau que tu aurais dans ta poche, bon pour tuer un homme ou pour éplucher un fruit ».

Comme elle serait heureuse, si elle savait à quel point, là-bas, aux Trembleaux, Armand languit et souffre d’être privé d’elle ! Car le fidèle enfant, lui aussi, compte les journées et les heures. C’est à cause d’Henriette qu’il s’isole, qu’il refuse autant que possible d’aller aux fêtes des châteaux voisins, où sa mère voudrait qu’il parût. C’est avec le souvenir de sa chère petite amie qu’il s’enferme dans la vieille bibliothèque et marche de long en large devant les rayons poudreux, ou qu’il erre, pendant des après-midi entières, sous les hêtres solennels du grand parc. C’est parce que Henriette est loin qu’il n’aime plus ce beau paysage et cet ancien logis, qui lui rappellent pourtant les plus doux souvenirs de son enfance ; c’est parce que Henriette est absente que le gracieux château de la Renaissance, dont l’élégante façade se mire dans un étang où nagent deux cygnes, semble à Armand lugubre et morne comme une prison ceinte de fossés.

Quant à Mme Bernard des Vignes, elle est toujours malheureuse et troublée. Armand est pour elle plein d’égards, mais elle sent qu’il pense toujours à sa maîtresse, que cette séparation n’a rien changé à l’état de son cœur, que l’ennemie n’est pas vaincue. La mère jalouse en est désespérée. Plusieurs fois, en causant avec son fils, elle a essayé d’aborder de nouveau ce pénible sujet, d’y faire au moins allusion. Mais Armand s’est alors enfermé dans un silence respectueux et sournois, a seulement rougi et baissé les yeux.

Cependant septembre a rempli les vergers de fruits mûrs. Les raisins se sont dorés sur les treilles. Octobre arrive avec ses brumes matinales. Il passe, il s’écoule. Déjà les arbres ont des feuilles jaunes. Puis, un matin, voici les pluies de la Toussaint, les pluies d’automne, lourdes et froides.

Mme Bernard n’a plus de raisons à donner à son fils pour le retenir davantage à la campagne. Les cours de l’École de Droit vont rouvrir. Il faut revenir à Paris, rentrer dans l’appartement du quai Malaquais.

Et, dès le lendemain du retour, la lutte sourde recommence.

On vient de se lever de table ; Mme Bernard s’assied à sa tapisserie.

– Tu sors ?

– Oui, maman.

Son fils est toujours l’amant de cette Henriette !... Oh ! comme elle la hait !